Le théâtre d’ombres chinoises avait dressé ses tréteaux en face, sous les
platanes. Quatre piquets tendaient des murs de toile rapiécée. A l’intérieur,
des bancs en équilibre instable. Nous nous y assîmes parmi les gendarmes fort
nombreux et les enfants qui, pour l’instant, jouaient à la bascule avec les
bancs. Les gendarmes ne rirent pas moins que les enfants aux exploits de
Karaghiosis, le héros qui apparut dès le premier acte sur le transparent. La
marionnette en couleurs représentait un extraordinaire palikare aux énormes
moustaches, un peu bossu et cagneux mais vif comme une anguille. Autour de lui,
de ses vantardises, de ses combats, de ses fuites, l’action s’organisait.
Derrière l’écran, un récitant faisait toutes les voix, aiguës pour les femmes,
barytonesques pour le héros, bégayantes pour les victimes de ses escroqueries.
Une cuiller en bois sur une vieille casserole suffisait à imiter le roulement
d’une charrette, une charge d’éléphants, une maison qui s’écroule et mille
inventions aussi extraordinaires que le héros en personne à la fois hardi et
grotesque, sublime et couard. Nous ne comprenions pas tout le discours du
récitant, mais l’image suffisait qui nous montrait ce guignol grec en train de
rouler son meilleur ami, de se mesurer avec un dragon qui allait le dévorer
jusqu’à ce que Karaghiosis à bout de forces et d’idée, ouvrît la bouche et
soufflât à la gueule du monstre une haleine empestée d’ail. Le dragon tombait
raide endormi et Karaghiosis en profitait pour le découper en morceaux
sanglants. La salle ne se tenait plus. Nous assistâmes encore à de multiples
exploits du héros qui jouait tous les rôles, tantôt Thésée, tantôt mari de
Lysistrata, tantôt Don Juan, tantôt agent électoral. Le répertoire était
follement varié et il est probable que le récitant, porté par l’enthousiasme, en
inventait à plaisir. Quand la lumière revint, ce fut un beau chahut, presque une
émeute. Karaghiosis dut revenir expliquer qu’il tombait de sommeil, qu’il avait
voyagé sur un méchant caïque toute la nuit dernière, qu’il crevait de faim,
mourait de soif et que c’était bien son tour d’aller à la taverne. L’assistance
consentit à le laisser partir mais en lui faisant promettre de revenir le
lendemain. Ne tenait-il pas toujours ses promesses ? Un hurlement lui répondit
et Karaghiosis, prudent, plongea derrière l’écran, pour éviter les projectiles.
MICHEL DEON
Le rendez-vous de Patmos
(Éd. Plon).