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KARAGHIOZIS
L’art du théâtre d’ombres est principalement
associé à l’Orient, et la Grèce est l’un des
très rares pays européens à posséder
une telle tradition. Associé à l’origine au culte
des morts et des divinités infernales, il est devenu un art
populaire où s’expriment les qualités
esthétiques, graphiques, dramatiques et musicales des
Grecs, mais il est aussi un élément puissant de
satire sociale ou politique. Il est à la fois le Roman de
Renard, Guignol et les chansonniers des cabarets parisiens.
Comme pour notre Guignol, dont des versions
édulcorées ont parfois fait oublier le
caractère subversif qu’il avait à l’origine, ce
théâtre a pris le nom de son protagoniste,
Karaghiozis (le mot signifie œil noir en turc), né
à l’époque de la domination ottomane. Homme du
peuple laid et bossu, aux mille métiers et aux mille
misères, pauvre ainsi qu’en attestent ses vêtements
rapiécés, imbattable dans l’art de se faire prendre
pour un demeuré, Karaghiozis est le représentant du
peuple opprimé qui saura par la ruse triompher des
puissants, et lorsque les dernières guerres on amené
en Grèce d’autres envahisseurs que les Turcs, les
pièces les plus anciennes du répertoire ont soudain
pris des accents de résistance nationale, mettant en œuvre
des allusions, des sous-entendus totalement
incompréhensibles pour les censeurs étrangers mais
que le public grec recevait avec une jubilation vengeresse.
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Derrière l’écran de toile blanche, le montreur,
le karaghiozopaichtis, est l’âme du spectacle. Il a
fabriqué figurines et décor, il anime les
personnages. Comme dans la plupart des spectacles de tradition
populaire, de la farce médiévale au slapstick
du cinéma muet, il fait appel à toute la panoplie du
comique de geste, de la chute à la bastonnade,
immédiatement lisible par les publics de tous les
âges. Visuellement, le théâtre d’ombres est
à mi-chemin entre la marionnette à fils, capable de
prouesses d’animation, et la marionnette à gaine, comme
notre Guignol, aux possibilités limitées, mais qui
se rattrape en étant plus bavarde. Car le
karaghiozopaichtis fait toutes les voix, et surtout il
improvise son texte avec un art consommé de la
littérature orale. Dans la Grèce du XIXe
siècle et du début du XXe qui n’est pas encore
laminée par le rouleau compresseur des médias et de
la mondialisation, chaque personnage est caractérisé
par son langage, représentatif de son origine sociale ou
géographique. Prononciations régionales à
couper au couteau, fautes de grammaire et joyeuses confusions de
vocabulaire, puisées dans la tradition la plus usée
ou jaillies dans l’inspiration du moment, sont des ressorts
comiques dont le montreur joue avec une virtuosité d’autant
plus ivre que le public réagit haut et fort.
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La simplicité du dispositif scénique s’adapte
parfaitement à un spectacle ambulant. Karaghiozis est aussi
associé à la fête de village ou de quartier,
ce qui pèse son poids dans le capital affectif dont il
bénéficie encore aujourd’hui dans le cœur des Grecs.
Pourtant, les grands centres urbains comme Athènes ou
Patras ont pu avoir des théâtres permanents où
s’illustrèrent les grandes dynasties d’artistes, comme les
Spatharis à Maroussi ou les Haridimos au Pirée.
L’arrivée du cinéma et de la
télévision a porté de rudes coups à ce
type de spectacles, qui s’est aussi affadi en s’y
compromettant : le montreur le plus talentueux, seul sur un
plateau de télévision ne peut évidemment pas
exprimer tout son art en l’absence d’un public bruyant et
gouailleur.
Pourtant, le feu sacré couve toujours sous la cendre. Si
la société d’aujourd’hui n’offre plus de place
à l’artiste spontané que pouvait être le
karaghiozopaichtis d’antan, il se trouve encore des Grecs
capables de se passionner pour le sujet avec une approche plus
intellectuelle. Ce n’est pas un hasard si le théâtre
permanent qui vient de s’ouvrir à Athènes, au pied
de l’Acropole, porte le nom de Centre d’Etudes. Nos langues
régionales, après avoir frôlé la mort,
ont pu survivre grâce aux universitaires qui en ont
proclamé la dignité. De même, la tradition du
karaghiozis, après avoir failli se retrouver en bocal dans
le formol des musées, va peut-être trouver un nouveau
souffle avec ces passionnés qui ont reçu à la
fois la tradition des anciens maîtres, et la conscience de
sa valeur de patrimoine, et qui sont animés du même
désir : transmettre. Il se trouve en Grèce et
dans la diaspora suffisamment de ces actifs gardiens du temple
pour que le petit bossu de cuir ou de carton puisse conserver sa
vertu cardinale : l’espoir – quand même.
Niki Skoulatou
Extrait de Karaghiozis, le grand voyage des ombres,
Revue Autrement, Série Monde, HS n° 39 - Mai 1989.
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