Religion du peuple et religion des élites
Un des caractères les plus remarquables de l'évolution religieuse en Grèce
réside dans la coexistence permanente, jusqu'à la fin de l'époque classique, des
pratiques les plus anciennes et des tendances les plus révolutionnaires. Le
génie grec a refusé de laisser disparaître les croyances primitives, si barbares
fussent-elles.
Cela reflète l'opposition toujours présente entre la dévotion populaire,
entachée de superstition, de magie, et la religion des élites.
Les classes sociales les moins évoluées et surtout les ruraux appliquent
consciencieusement, régulièrement, perpétuellement, des rites dont le sens leur
échappe, auxquels ils sont attachés par la routine et la peur tragique de mal
faire. Ces basses classes ont de petites divinités familières, avec lesquelles
elles vivent quotidiennement en bons rapports. Tout cela très naturel, très
terre-à-terre, destiné à se procurer un secours immédiat dans les difficultés
quotidiennes, à protéger la famille et la récolte. Tout cela encore au niveau
d'esprit simple qui sent près de lui des forces obscures mais supérieures avec
lesquelles il vaut mieux être en bons termes. Ces forces obscures sont
matérialisées et adorées dans les objets les plus grossiers. On adore des
pierres brutes, survivance du culte bétylique, des piliers de calcaire.
L'élite intellectuelle introduit petit à petit dans la religion des sentiments,
des idées, des conceptions d'une beaucoup plus grande profondeur, et selon deux
sens différents
Chez Périclès, l'interprétation rationnelle sublimise la religion par une sorte
d'abstraction morale et intellectuelle qui demeure assez rigide et peu
sentimentale.
L'autre direction nous apparaît avec Platon. L'abstraction intellectuelle fait
place au mysticisme qui tend à créer une communion et finalement une fusion
totale entre les aspirations intérieures de l'âme et les principes immatériels.
Ici, la sensibilité domine, mais ce mysticisme est d'accès presque aussi
difficile pour le grec moyen que le rationalisme de Périclès.
Un phénomène alluvionnaire
La religion grecque n'est pas une religion révélée, c'est-à-dire apportée d'un
seul coup par un prophète ou un mage et qui s'impose immédiatement. La religion
grecque n'a jamais été codifiée dans un livre. Elle n'est pas exercée par une
caste fermée ou une église. Tout citoyen peut être prêtre. Ces gens-là n'ont pas
de dogme à connaître, à défendre ou à respecter.
La religion grecque est faite de mythes qui ont pour but une interprétation du
monde, de l'homme et de son destin. Ils ont jailli du cœur même des populations
diverses qui peu à peu se sont mêlées sur le sol de la Grèce. Elle est donc
faite, cette religion, de croyances successives qui s'accumulent sans se
détruire.
Chaque envahisseur amène ses dieux et ses croyances ; il cherche à les
imposer, mais il sait qu'il faut tenir compte des dieux antérieurs, ce qui
prouve qu'il n'est pas trop sûrs des siens... On adopte par petits morceaux, ou
par identifications, par un modus vivendi, un gentlemen's
agreement...
Le Grec s'est interrogé sur la complexité de la religion : pourquoi fait-on
ça ? On l'invente : ce sont les aitiai, les récits qui
expliquent les causes.