L'oiselier

Elle s'appelait Gabrielle et elle grimpait aux arbres. Ses parents, sa tante Blandine, la concierge et même l'épicière du coin lui avaient pourtant dit mainte et mainte fois que grimper aux arbres, pour une petite fille, ça n'était pas convenable, qu'elle était un vrai garçon manqué, qu'elle faisait beaucoup de peine à tout le monde et que tout cela finirait mal ; mais Gabrielle continuait à grimper aux arbres. Ou plus exactement à l'arbre, le seul qui restait dans son quartier, l'arbre du terrain vague, un arbre un peu vieilli, un peu rabougri même, mais qui faisait de son mieux. Gabrielle n'avait jamais pu savoir à quelle espèce appartenait cet arbre. Elle avait bien souvent essayé de poser la question aux grandes personnes, mais, vous savez ce que c'est, les grandes personnes ne voyaient qu'une chose, c'est que Gabrielle grimpait aux arbres, que ce n'était pas convenable, qu'elle était un vrai garçon manqué, qu'elle faisait beaucoup de peine à tout le monde et que tout cela finirait mal. Alors, Gabrielle avait fini par décider que l'arbre du terrain vague était un oiselier et elle continuait à y grimper.

Elle avait fini par décider que l'arbre du terrain vague était un oiselier, parce que voyez-vous, une fois que Gabrielle était bien installée dans son arbre, son plus grand plaisir était de bavarder avec les oiseaux. Il y avait un vieux merle solitaire et renfrogné, qui se donnait des airs cyniques, mais au fond, il n'en était rien ; il y avait un pigeon amoureux qui n'en finissait pas de raconter ses exploits ; il y avait une mésange spécialiste du vol à l'étalage et qui n'arrêtait pas de s'empiffrer de beurre dès que l'épicière du coin avait le dos tourné ; et surtout, il y avait les moineaux, qui passaient leur temps à se chamailler à propos de tout et de n'importe quoi. Et Gabrielle était là, confortablement assise sur une branche, et qui gazouillait plus fort que tout le monde.

Un jour, comme Gabrielle était à table, avec ses parents et la tante Blandine, - « Veux-tu aller te laver les mains tout de suite, regarde-moi dans quel état elles sont ! » - il se produisit un phénomène inattendu : de tout le repas, il n'y eut pas une seule allusion à l'habitude qu'avait Gabrielle de grimper dans l'arbre du terrain vague. Au contraire, une espèce de sourire entendu flottait sur les lèvres de tout le monde et, de temps en temps, on se clignait de l'œil - comme ceci. Gabrielle aurait pu être soulagée de voir la tournure que prenaient les événements, mais dans son cœur quelque chose lui disait que tout cela ne présageait rien de bon. En effet, le lendemain, quand elle arriva au terrain vague, elle vit une cabane de chantier qui semblait avoir poussé dans la nuit, avec des bétonneuses, une grue et d'énormes bulldozers qui faisaient un bruit épouvantable. Il y avait aussi des ouvriers casqués de jaune, et des messieurs à l'air précis qui faisaient de grands gestes en commentant des plans.

Au déjeuner, elle aurait bien voulu demander à ses parents ou même à sa tante Blandine ce qui allait se passer sur le terrain vague, mais finalement elle n'osa pas, et je crois bien qu'au fond, elle connaissait la réponse, et que c'est justement pour ça qu'elle n'a pas pu poser la question. Alors, elle mangea sans rien dire et sans grand appétit, et dès que le repas fut fini, elle courut vers le terrain vague pour voir ce qui s'y passait.

Hélas, ce qu'elle redoutait venait juste de se produire. Un des énormes bulldozers venait de déraciner l'arbre, et l'arbre était là, couché, mort, racines à l'air, branches cassées, souillé de terre et de boue. Au-dessus de lui, les oiseaux tournaient sans rien dire ; les moineaux même ne se disputaient plus, et l'épicière du coin, plantée sur le bord du chantier, regardait la mésange d'un petit air satisfait.

Alors la petite Gabrielle fixa un moment l'épicière, se retourna vers son immeuble à elle, vit à la fenêtre ses parents et la tante Blandine qui riaient ; elle les regarda très attentivement, longtemps, l'un après l'autre, comme pour leur dire qu'au fond, elle les aimait bien, puis elle respira un grand coup et s'envola.

 

 
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