Jean-Pierre s'engage dans la narineJean-Pierre était un gamin adorable, poli avec les grandes personnes, prévenant avec sa sœur, travailleur en classe, serviable avec ses parents. Bref, le fayot intégral, mais gentil. Non, c'est vrai, il était gentil, Jean- Pierre. Tout le monde l'aimait beaucoup, sa famille, ses copains, tous, même l'épicière du coin, et même sa tante Blandine. C'était vraiment un gosse très chouette. Il n'avait qu'un défaut : il mettait ses doigts dans son nez. Quand je dis qu'il mettait ses doigts dans son nez, en fait j'exagère. Il en mettait un. Mais c'était un de trop. D'ailleurs, c'était toujours le même. L'index gauche pour être précis. Ce n'était pas que Jean-Pierre fût gaucher, non, au contraire : c'était pour pouvoir, tout en se mettant un doigt dans le nez, faire ce qu'il voulait, sans avoir à s'interrompre, recopier es devoirs, manger son pain beurré, jouer au ping-pong ou aux osselets, ou aider sa mère à mettre le couvert. « Jean-Pierre, ne mets pas tes doigts dans ton nez ! » lui disaient ses parents. Et Jean-Pierre, qui était gentil et obéissant, le retirait bien vite, mais cinq minutes après, il n'y pensait plus et il recommençait. « Jean-Pierre, ne mets pas tes doigts dans ton nez ! » lui disait sa tante Blandine, et elle ajoutait, en hochant la tête d'un air mystérieux : « Un jour, tout cela finira mal... » Elle avait bien elle aussi ses manies, tante Blandine, par exemple celle de se gratter le crâne avec son aiguille à tricoter chaque fois qu'elle avait fini un rang, mais personne n'y trouvait rien à redire, et Jean-Pierre lui-même n'avait jamais pensé à lui en faire la remarque. Pourtant, tante Blandine n'avais pas tort. La suite des événements ne le montra que trop. Un jour que Jean-Pierre était aux prises avec un puzzle particulièrement difficile, alors qu'il venait de trouver le morceau avec le coin de ciel, le bout de la branche d'arbre et le haut du bateau, il éprouva une drôle de sensation. Il avait bien entendu un doigt dans le nez, l'index gauche, ça va de soi, mais ce jour, cet instant et cette minute-là, il se rendit compte que son index gauche était plus enfoncé que d'habitude, et même, qu'il continuait de s'enfoncer. « Ça ne veut rien dire », pensa-t-il, et comme il se préparait à retirer son doigt, il sentit distinctement que, d'une manière inexorable, sa main gauche était en train d'entre dans son nez, elle aussi. Un peu effrayé, il attrapa de sa main droite son poignet gauche et se mit à tirer ; mais il s'aperçut bien vite que ça ne servait à rien. Et même, en essayant de comprendre ce qui se passait, il vit bien que sa main gauche, elle, ne demandait qu'à sortir, mais que c'était son nez qui aspirait son bras, lentement, sans à-coup, du mouvement calme et assuré de celui qui sait qu'il est le plus fort. Jean-Pierre voulut crier, mais somme il ne pouvait plus respirer que par la bouche, il ne put émettre qu'un petit grognement ténu et dérisoire, et parfaitement incapable d'alerter qui que ce soit. Le coude venait d'être absorbé et l'épaule allait bientôt suivre. Jean-Pierre, qui était un courageux petit bonhomme, essaya de lutter contre la peur qui l'envahissait et de réfléchir à ce qu'il fallait faire pour se tirer de cette situation ridicule et angoissante à la fois ; mais quand l'autre épaule y passa et que le bras droit, lui aussi, commença à s'enfoncer dans son nez, il s'aperçut que la seule chose à faire était de courir chercher du secours, le plus vite qu'il pouvait, pendant qu'il avait encore sa main droite pour ouvrir les portes et ses jambes pour courir. Il se précipita vers la porte de sa chambre et parvint à l'ouvrir une fraction de seconde avant que sa main droite s'engloutît elle aussi. Haletant, à demi étouffé, Jean-Pierre dévala l'escalier. Pourvu que la porte de la cuisine soit ouverte ! Pourvu que je puisse arriver à temps ! De fait, la poitrine et le ventre de Jean-Pierre venaient à leur tour de disparaître, et le tour des jambes viendrait bientôt. Alors, elles se mirent à courir, ces jambes, à courir de toutes leurs forces, à courir avec de plus en plus d'énergie... et de moins en moins de résultat, à mesure que le haut des cuisses commençait, lui aussi à disparaître. Mais au bout du couloir, la porte de la cuisine était entrouverte et sa tante Blandine serait sûrement là, tante Blandine qui était bien gentille malgré sa manie de se gratter la crâne avec son aiguille à tricoter chaque fois qu'elle avait fini un rang et malgré sa manie de ne pas accepter la manie qu'avait Jean-Pierre de mettre parfois ses doigts - un doigt - dans son nez. Son nez ! Tout en titubant sur ce qui lui restait de jambes, Jean-Pierre eut soudain très peur de mourir et seule la pensée que tante Blandine serait là et pourrait faire quelque chose l'empêcha de s'évanouir. Il entra précipitamment dans la cuisine et ce qu'il vit le glaça d'effroi. Tante Blandine était assise dans son fauteuil, près de la fenêtre. Son tricot avait roulé par terre. Son visage exprimait la terreur la plus poignante. Elle tenait à deux mains son aiguille à tricoter et elle essayait, de toutes ses forces, d'arracher cette aiguille, qui continuait lentement, désespérément, inexorablement, de s'enfoncer sans son crâne.
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