Naissance de la Démocratie La joie d'être juge





Quoi de plus favorisé de la fortune, quoi de plus heureux parmi les êtres qui respirent qu'un juge au siècle où nous vivons ? Quel est l'être qui soit comblé de plus de délices, quel est l'être qui inspire plus de crainte, et cela malgré le nombre des ans ? Dès qu'il descend de sa couche, de hauts personnages, mesurant bien quatre coudées, le guettent à la balustrade du tribunal. Et puis, à mon approche, tout de suite, on me tend les mains, ces délicates mains des détrousseurs de deniers publics. Avec des plongeons, ils me supplient en lamentables accents : "Ayez pitié de moi, monsieur le Juge, je vous en conjure ; rappelez-vous que vous aussi, peut-être, vous avez causé préjudice à vos camarades, quand vous exerciez les fonctions de fourrier dans le civil ou dans le militaire." Eh bien, ces gens-là sauraient-ils seulement si j'existe, s'ils n'avaient pas, avant que je ne fusse juge, bénéficié d'un acquittement ? [...] J'entre ensuite au tribunal. Ces prières ont calmé mon indignation. Mais une fois à l'intérieur, j'oublie toutes mes promesses ; je laisse passer le flot des paroles que débitent les accusés pour leur défense. Sais-tu bien à quelles flatteries l'oreille d'un juge n'est pas exposée ? Les uns pleurent et donnent leur pauvreté comme excuse, en se faisant plus pauvres qu'ils ne sont; ceux-ci nous dégoisent des fables ; ceux-là des facéties renouvelées d'Ésope ; d'autres tâchent de me désarmer en me faisant rire à l'aide de bons mots, et si, après cela, je reste inébranlable, ils font monter leur marmaille, filles et garçons, qu'ils tiennent par la main, et moi j'écoute. Tous baissent la tête, en bêlant comme un troupeau de moutons.

Aristophane, Les Guêpes.

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